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C’est une histoire entre elles et la route. Une histoire de filles qui dévorent seules les miles de désert, de bitume ou d’océan. Qui bazardent derrière elles le quotidien, le passé, les hommes parfois, pour vivre une relation presque exclusive avec le tapis roulant de l’horizon. Une histoire dans l’ère du temps: avec le film «Wild», sorti il y a quelques semaines, les spectateurs ont découvert le périple d’une Reese Witherspoon au corps à corps avec son sac à dos, parcourant à pied la côte californienne dans une sorte de catharsis tout-terrain. Une année plus tôt, c’est «Tracks» qui crapahutait sur grand écran. La belle Mia Wasikowska, brûlée par le soleil, y mettait à mal sa peau, son confort et ses certitudes en traversant la moitié du désert australien durant neuf mois. Gestation douloureuse en pleine fournaise, en échange d’un nouveau retour à la vie.

Le très mâle Indiana Jones, mis en retraite anticipée? On confirme: c’est désormais la figure de l’aventurière solitaire qui fascine. Une femme perdue au milieu des éléments: voilà peut-être le symbole moderne du globe-trotter. «On observe toujours une analogie entre productions culturelles et phénomènes socio-économiques, fait remarquer Loïse Bilat, sociologue de la communication et des médias à l’Université de Lausanne (UNIL). Cette mise en avant de la voyageuse en tant qu’héroïne principale est récente, et correspond à une reconnaissance sociale inédite du geste consistant à partir seule.»

Encore plus de filles

Changement de paradigme en vue, estime Rafael Matos-Wasem, professeur de tourisme culturel et durable à la HES-SO Valais: «Autrefois, le fait de voyager augmentait le prestige chez les hommes. Mais les femmes qui les imitaient, elles, voyaient plutôt leur estime diminuer, car elles passaient pour des célibataires endurcies, ou des épouses et des mères indignes abandonnant le foyer. On voit que les regards changent.» D’autant plus qu’au-delà de la réalité, un peu romancée, des biopics adaptés de récits autobiographiques, il y a celle des chiffres. Selon des études menées parallèlement par la direction française du tourisme et l’International Student Travel Confederation, les filles sont plus nombreuses que les garçons à barouder en solo. Elles constituent un quart de tous les voyageurs, contre à peine 15% pour les seconds. Une nouvelle génération de bourlingueuses est d’ailleurs en marche. Ecrivaines, navigatrices, exploratrices (galerie ci-dessous) ou simples anonymes affamées de méridiens, elles prennent le relais de leurs illustres aînées – sous des feux de projecteurs, toutefois, que ces dernières n’avaient pas connus.

Mais qu’est-ce qui pousse toutes ces filles à se jeter «into the wild»? Une évolution favorable des mentalités, certes, une curiosité pour l’ailleurs, pour autrui, mais aussi une évolution de la société elle-même, où la quête de soi est devenue un leitmotiv obsédant. Pour ne pas dire un impératif vital. Au fil de ses différents ouvrages, le sociologue polonais Zygmunt Bauman dépeint en effet un mode de vie contemporain marqué par l’insécurité professionnelle et affective. A la progression linéaire, rassurante, qu’on suivait auparavant s’est substitué un modèle où le cumul d’expériences variées tend à devenir la règle. «Avec les contrats qui durent moins longtemps et le manque de visibilité sur leur carrière, de plus en plus de personnes songent à se réaliser autrement qu’au bureau», analyse Loïse Bilat. Bref, si certaines vont se replier sur les joies de la vie de famille, d’autres chercheront épanouissement et réponses existentielles dans le nomadisme, «puisque le système actuel n’invite pas vraiment à construire sur du dur».

Nomades et rebelles

Cette situation est particulièrement palpable du côté de la gent féminine, note pour sa part Grazia Ceschi, maître d’enseignement et de recherche à l’Unité de psychologie clinique des émotions et du traumatisme à l’Université de Genève. «On exige des femmes une performance de plus en plus importante au travail. Elles aussi ont donc besoin, parfois, de prendre du recul, de s’évader pour se recentrer sur les priorités. Et puis voyager demande du temps, il ne faut pas se trouver bloquer par des opportunités professionnelles. Or ces dernières se raréfient pour les femmes à partir d’un certain niveau de carrière, où ce sont surtout des hommes qui occupent les postes.» Guère étonnant, dès lors, que des filles de tous âges décident de se lancer sur la route, et pas seulement les jeunes voyant dans le trip solo de fin d’études une sorte de parcours initiatique avant d’intégrer l’âge adulte. «De plus en plus, c’est vers 35-40 ans que les femmes tentent leur premier départ en solitaire, à un moment où elles ont déjà construit leur vie professionnelle et amoureuse, où leurs enfants ont un peu grandi, décrit le psychiatre Régis Airault dans une interview accordée au magazine «Psychologies». Elles retrouvent le sentiment de toute-puissance de la petite enfance. Dans l’ailleurs, elles recréent une sorte d’aire de jeu dans laquelle elles vont redéfinir leur personnage et faire de nouveaux choix.»

«Chez ces femmes, il y a le rejet des valeurs collectivement admises permettant d’évaluer le parcours d’un individu, poursuit la sociologue de l’UNIL Loïse Bilat. Elles préfèrent instituer leurs propres règles de réussite, décider elles-mêmes de leurs limites. Il n’y aura qu’elles pour les juger.» Dites, un vent de douce rébellion, mi-fœhn mi-alizé, ne serait-il pas en train de bomber la voilure chez les femmes? Affirmatif, mon capitaine.

Contourner le sexisme

Depuis les années 50, depuis Kerouac et la beat generation notamment, le voyage est surtout devenu synonyme d’affranchissement de la société dans laquelle on vit, repoussant au second plan le souci de description quasi scientifique qui animait les baroudeuses historiques telles qu’Alexandra David-Néel ou Annemarie Schwarzenbach. Aujourd’hui, les filles aux semelles de vent cherchent d’abord le goût de la liberté sur leurs lèvres, s’exfiltrant d’un quotidien qui, en 2015, entretient encore souvent un schéma sexiste suranné.

Une enquête réalisée en 2013 par le site de réservations hostelbooker.fr et le collectif de blogueuses WeGoSolo prouve que le besoin d’être libre est la motivation première des voyageuses solitaires. Tout lâcher. Aller au-devant des risques. Côtoyer bêtes sauvages et violence masculine. Transgression suprême lorsque les stéréotypes font de vous une petite chose fragile mieux proportionnée à la sphère domestique. Pas étonnant, alors, que les médias érigent les bourlingueuses contemporaines en héroïnes modernes, quasi mythiques. Pénélope et sa sédentarité légendaire en attendant qu’Ulysse rentre de son odyssée? Ça, c’était il y a trois millénaires…

La féminité en jeu

Les mises en garde, les appels à revenir à la raison, la plupart des globetrotteuses s’en font rebattre les oreilles avant leur départ. Camille, Yverdonnoise de 27 ans, plusieurs continents au compteur, le sait bien. «Lorsqu’une fille annonce qu’elle va voyager seule, elle suscite des inquiétudes. On trouve ce genre d’envie bizarre. Ce n’est pas pareil face à un garçon. Je crois que nous avons davantage besoin de prouver notre indépendance. D’ailleurs mes périples en solo m’ont rendue plus autonome, plus confiante.»

Davantage qu’une simple translation géographique, l’odyssée avec soi-même comme unique compagnie ouvre une zone hors des codes «pour redéfinir ce que c’est qu’être une fille au monde de nos jours», souligne Tania Zittoun, professeure en psychologie de l’éducation à l’Université de Neuchâtel. D’où, peut-être, cette manière inédite qu’ont les baroudeuses de vivre leur périple, prenant le présent comme il vient, expérimentant, se laissant porter par leurs envies, à la recherche des bornes ultimes de leur corps et de leur âme. Dans «L’Oural en plein cœur» (Ed. Albin Michel, 2014), l’écrivaine Astrid Wendlandt narre aussi bien les paysages que ses désirs ressentis auprès d’hommes qu’elle rencontre, voire ses nuits d’amour. Loin des carcans.

Et pourquoi pas explorer l’indépendance en couple? Parce que ce n’est pas forcément la voie la plus efficace, souligne Rafael Matos-Wasem. «Des études montrent que les tourtereaux voyageurs qui séjournent dans des hébergements avec commodités, type bungalow, tendent à reproduire le schéma de la maison où c’est madame qui cuisine. Dans un hôtel, cela se rééquilibre, mais là, c’est souvent plus périlleux pour le budget.» Tiens. Chassez le naturel derrière l’horizon, il reviendra, à coup sûr, au galop…

AFP Photo/ANP/Marco de Swart
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