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Symbolisme

Le code secret des couleurs

Pouvoir des couleurs

Il faudra attendre les envolées des romantiques, à la fin du XVIIIe/début du XIXe siècle, ainsi que les conseils de Goethe dans son fameux Traité des couleurs, pour que le vert gagne en vertus écologiques. Et atténue, puis perde un peu de sa mauvaise réputation.

© Robert Katzki / Unsplash

Référence mondiale des nuanciers, l’institut Pantone le disait haut et fort en décembre dernier: 2020 se déclinera en Classic Blue, un bleu nuit tirant sur le gris et hautement conventionnel. La directrice exécutive de l’institut justifiait ce choix consensuel en expliquant simplement:

«Nous vivons une époque qui requiert confiance et fidélité, deux choses qui s’expriment justement dans cette teinte solide, fiable, qui instaure le calme et sur laquelle on peut se reposer.»

Solide, fiable et qui instaure le calme? Absolument. Car comme le savent les stratèges en politique et en marketing-packaging – et comme le confirme l’historien et anthropologue Michel Pastoureau – les couleurs sont bien moins anodines qu’on pourrait le penser.

De fait, elles véhiculent des codes, des symboles ambivalents, des systèmes de valeurs et des sens cachés liés à leurs histoires respectives et aujourd’hui totalement ancrés dans l’inconscient collectif, lequel varie bien sûr selon qu’on est Occidental, Africain ou Asiatique, par exemple. Ainsi, qu’on soit homme ou femme, Berlinois ou Genevois, un violet ou un orangé nous parleront pratiquement de la même manière. Par contre, ils raconteront tout autre chose à un Indien ou à un Sénégalais. C’est que la couleur est surtout culturelle. Dès lors, ses conceptions et ses perceptions varient et se modulent selon le milieu dont on est issu, relève l’historien.

Pendant des siècles, il était d’ailleurs aisé de lire le niveau socioculturel dans les couleurs des tenues. A priori, les nantis, qui avaient les moyens de la qualité, bénéficiaient de noirs et de blancs francs et purs ou de rouges lumineux. Les classes modestes devaient quant à elles se contenter de moins d’éclat. «Aujourd’hui, cette lecture est plus compliquée, car les stratifications sociales sont tellement mélangées qu’on a du mal à faire des observations générales. Par ailleurs, les colorants industriels et la chimie ont réussi à améliorer la qualité de rendu et cette lecture-là est désormais dépassée.» Il n’empêche qu’en auscultant les habitudes de différents milieux ou micro-milieux, il est toujours possible de discerner des pratiques colorielles différentes. «Prenons l’uni et le bariolé. Le premier reste plutôt l’apanage des classes sociales dites supérieures, le second celui des classes populaires ou des nouveaux riches, qui aiment les gros motifs!»

Cela dit, reprend le spécialiste, même si on juge un peu moins les gens sur leur mine colorée, les a priori restent bien présents. Et ne sont pas encore près de changer radicalement car, selon Michel Pastoureau, n’en déplaise aux gourous des tendances qui veulent tout bousculer, codes et héritages symboliques évoluent lentement et ne se changent pas en un coup de palette, fût-elle magique. Pour le coup, on évitera donc la chemise Hawaii si on vise un poste de cadre supérieur dans une grande banque…

Le bleu parle de paix, de sécurité, de calme, de confiance…

Ce qu’il véhicule: Côté vertus, on l’associe à la paix, à la fidélité, à la loyauté et au calme. Consensuel aussi bien pour les personnes physiques que pour les personnes morales, ce n’est pas un hasard s’il est l’emblème de grands organismes tels que l’ONU, l’Unesco ou l’Union européenne… Il ne fait pas de vagues, ne heurte personne et, au contraire, plaît au plus grand nombre, résume Michel Pastoureau. Dans le même ordre d’idées, c’est son côté rassurant et fiable qui lui vaut de représenter chromatiquement des établissements bancaires, des assurances ou même des réseaux sociaux. Côté vices, on le lie à la paresse, à la fadeur, à la sottise, même. Toutefois, ces aspects-là ne l’empêchent pas d’être le chouchou absolu des Occidentaux.

«Depuis l’apparition des sondages d’opinion à la fin du XIXe siècle, l’idée de bleu, sans en préciser les nuances, reste la couleur préférée d’une personne sur deux. D’ailleurs, il suffit de regarder les gens dans la rue. Dans toutes ses déclinaisons, c’est le coloris le plus porté, même si statistiquement, le jeans aide beaucoup à faire monter les chiffres!»

Un peu d’histoire: S’il est aujourd’hui adoré, le bleu a mis longtemps à se faire apprécier. Au mieux ignoré au pire moqué dans l’Antiquité, il n’est pas même considéré comme une couleur. «Très peu présent dans la vie quotidienne des Romains, qui le trouvent même ridicule, il est surtout associé aux peuples du Nord, donc aux barbares», raconte Michel Pastoureau. Pourtant, dès l’an 1000, son destin bascule tout doucement. Les modes barbares prennent le pas sur les romaines, le bleu entre lentement en grâce. Dans l’art religieux, d’abord, où la Vierge se voit représentée vêtue d’azur. Dans la société, ensuite, qui se plaît à imiter le roi Philippe Auguste puis son petit-fils Saint Louis, lesquels lui donnent une dimension royale en s’en parant.

Le grand tournant s’opère toutefois à la fin du Moyen Âge, quand la vague moraliste qui conduit à la Réforme protestante s’en prend aux couleurs et distingue les honnêtes des déshonnêtes. Or, avec le noir, le blanc et le gris, le bleu est jugé digne du bon chrétien. Ce qui contribue à le populariser: «Ce discours moral s’applique encore de nos jours, on vit sur cet héritage-là!»

© Paula Borowska / Unsplash

Le jaune parle de soleil, de lumière, de prospérité, de fécondité…

Ce qu’il véhicule: Côté vertus, il exprime la chaleur, la prospérité, la fécondité, la lumière, l’or et le soleil, évidemment. Côté vices, Michel Pastoureau note qu’il est perçu comme acide et se voit associé à la maladie, à la folie, à l’hypocrisie, au mensonge ou à la trahison. Cette vision négative est en fait si profondément ancrée qu’il est toujours loin derrière le bleu, le vert, le rouge, le blanc et le noir en termes d’attirance:

«Moins de 5% des personnes sondées depuis la fin du XIXe ont le jaune comme couleur préférée», indique l’historien, qui ajoute: «En Occident, c’est la couleur des traîtres, on continue à s’en méfier.»

A l’en croire c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles elle n’existe quasiment pas politiquement parlant: bleu pour les conservateurs, rouge pour les communistes et les révolutionnaires, rose pour les socialistes, blanc pour les monarchistes, brun de sinistre mémoire, vert pour les écologistes, noir pour les anarchistes ou encore violet pour les mouvements féministes.

Mais à l’exception d’un parti en Allemagne (le FPD), rien pour le jaune! Cela dit, tout comme le rouge, sa rareté dans le quotidien le rend remarquable et saute aux yeux, comme l’ont d’ailleurs constaté les gilets jaunes…

Un peu d’histoire: Des origines préhistoriques au Ve siècle, le jaune est une couleur bénéfique. Cependant, dès le VIe siècle, il perd de son éclat. Pourquoi? On ne le sait pas précisément, mais Michel Pastoureau émet plusieurs hypothèses.

D’une part, comme le vert, il a longtemps été extrêmement difficile de lui conserver sa luminosité. Aussi bien en teinture qu’en peinture, il vieillit mal, se décolore, se ternit. D’autre part, l’or lui fait concurrence, lui volant un à un ses attributs positifs. Parallèlement, tant dans les romans que dans la peinture, on se met à décrire et à représenter les félons, tels Ganelon ou Judas, vêtus de jaune. Le résultat est clair, cette couleur est irrémédiablement associée à l’idée de tromperie, si bien que le canari sied toujours aux cocus quand les traîtres à la cause syndicale restent des jaunes.

Le vert parle de jeunesse, de santé, de sérénité, de nature…

Ce qu’il véhicule: Côté vertus, on l’associe au calme, à la sérénité, à la jeunesse, à la fraîcheur, à la santé et, bien sûr, à la nature, puisqu’on lui confie désormais socialement et politiquement le soin de sauver la planète! Toutefois, ce lien est assez récent. Jusqu’au XVIIIe siècle, il ne serait venu à l’idée d’aucun Européen de représenter l’un par l’autre, remarque Michel Pastoureau.

Dans son acception moderne, le vert est donc logiquement utilisé par les entreprises désireuses de se présenter sous un jour éco-compatible, générant le fameux green-washing. Côté vices, il symbolise l’instabilité, l’hypocrisie, le mensonge, l’avarice, le hasard et les jeux d’argent: «La langue verte, c’est la langue des joueurs de cartes!», relève l’historien. Avant d’ajouter que la plupart des surfaces vertes – terrains de sport, tables de casino ou de conseils d’administration – sont liées à un enjeu monétaire. C’est d’ailleurs en raison de cette connotation financière que le dollar est vert.

Un peu d’histoire: Bien que passant pour une couleur plutôt paisible, ce dont témoignent des textes romains et médiévaux, la symbolique du vert s’est surtout organisée autour de la notion d’instabilité. De fait, en peinture ou en teinture, ce fuyard ne se laisse pas facilement stabiliser, relate l’historien:

«On pouvait fabriquer de très beaux tons, mais on ne savait pas les fixer.»

Ce qui a d’ailleurs posé des problèmes concrets. Ainsi, aux XVIe et XVIIe siècles, au théâtre, les comédiens portent des costumes aux couleurs de leur rôle. Le code est simple mais parlant: rouge pour ceci, noir pour cela… Or, pour pallier les problèmes de teinturerie, les habits verts ne sont pas teints mais peints avec un produit bon marché mais dangereux: le vert-de-gris – ou vert de cuivre. Résultat: des empoisonnements… et la certitude que le vert porte malheur aux spectacles.

Il faudra attendre les envolées des romantiques, à la fin du XVIIIe/début du XIXe siècle, ainsi que les conseils de Goethe dans son fameux Traité des couleurs, pour que le vert gagne en vertus écologiques. Et atténue, puis perde un peu de sa mauvaise réputation.

© Clem Onojeghuo / Unsplash

Le rouge parle de passion, de force, de gloire, d’énergie…

Ce qu’il véhicule: Côté vertus, Michel Pastoureau parle d’amour, de gloire, d’énergie, de force, de courage, de charité, de fougue, de passion et de beauté. D’ailleurs, en russe, le mot krasnoï est utilisé pour les deux concepts. En outre, il emblématise d’un côté le pouvoir et l’aristocratie, de l’autre la révolution, la rébellion, mais aussi la fête, Noël ou le luxe. Aujourd’hui plutôt discret dans notre quotidien, distillé par touches, il est utilisé pour dire «Attention!», précise l’historien.

«S’il faut une stratégie visuelle pour attirer l’œil, il est parfait. C’est pour ça qu’il est très présent dans les signalétiques routières ou dans les magasins pour signaler les soldes, par exemple.» Côté vices, on l’assimile à la colère, à la luxure, à la violence ou à la débauche.

Un peu d’histoire: Couleur chimiquement très simple à obtenir et à fixer, le rouge est utilisé depuis la nuit des temps, ce que prouve par exemple le bestiaire de la grotte Chauvet, peint vers -35000 ans avant notre ère. Omniprésent dans l’Antiquité gréco-romaine, où il représente le feu et le sang, il séduit toutes les couches de la société des siècles durant, représentant déjà l’interdit – que l’on pense à la robe des juges ou aux gants et capuches des bourreaux – mais aussi les deux versants de l’amour: le divin et le péché de chair. Une ambivalence qui se traduit factuellement: tandis que les prostituées ont l’obligation de porter une pièce de vêtement écarlate, histoire d’annoncer la… couleur, les femmes se marient en rouge. Paradoxal? Pas tant que ça, note Michel Pastoureau. Et d’expliquer que le jour de ses noces, on se doit de revêtir sa plus belle robe. Or, elle est forcément rouge, les teinturiers étant particulièrement performants dans cette gamme de coloris.

Au XVIe siècle, pourtant, la Réforme le décrète immoral, d’autant plus qu’il est associé aux papistes. En clair, il faut le chasser! S’opère alors une inversion des codes vestimentaires. Tandis qu’au Moyen Âge le bleu était plutôt féminin (à cause des représentations de la Vierge) et le rouge masculin (signe de pouvoir), le premier devient connoté homme et le second femme. Cette évolution a laissé des traces puisque l’azur est toujours lié aux petits garçons et le rose aux filles!

Michel Pastoureau en quelques mots

Anthropologue et historien spécialiste du Moyen Âge, Michel Pastoureau, né en 1947 à Paris, étudie l’histoire et la symbolique des couleurs depuis 50 ans. On lui doit notamment, aux Editions du Seuil, les essais Bleu. Histoire d’une couleur, Vert. Histoire d’une couleur, Rouge. Histoire d’une couleur ou encore Jaune. Histoire d’une couleur, paru en 2019.

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