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Vous les connaissez, les journées de trente-deux heures. Celles qui démarrent au petit matin avec les tartines des enfants, embraient sur huit heures de bureau, se poursuivent au supermarché – ce soir, c’est raclette, pas le temps et puis, c’est de saison – le retour de l’école, les devoirs à contrôler, la raclette à préparer (ah, oui, quand même!) et s’achèvent avec une heure de télé parce qu’il ne faut pas non plus pousser.

Dans ce planning suroccupé, pas trente secondes désœuvrées! Pourtant, l’ennui, c’est bien, et c’est sain. C’est un moment où la journée bascule en mode pause pour recharger ses batteries. Sauf qu’on a de moins en moins de temps pour ça. Surtout les femmes, pour qui oser être inactives relève de l’anomalie, de la haute trahison faite à la raison familiale. «Elles culpabilisent. Pour elles, souffler un peu, c’est prendre du temps sur autre chose, sur les courses, le ménage ou les enfants», confirme Laurence Chappuis, psychologue et psychothérapeute à Lausanne.

Mais de quoi parle-t-on exactement? L’ennui, avec l’ennui, c’est qu’il est difficile d’en donner une définition. Le philosophe Blaise Pascal, qui traînait quand même la réputation de ne pas avoir deux minutes à lui, s’était fait la sienne: «Ennui. Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide.» C’est écrit au XVIIe siècle, par quelqu’un qui considère le «divertissement» – mot qui pour lui recouvre toute activité humaine! – comme le moyen que s’est donné l’homme pour échapper à l’inquiétant, mais nécessaire, tête-à-tête avec lui-même.

Un état lié au temps

«Dans sa version négative, l’ennui consiste à n’éprouver aucun intérêt, à être lassé ou à ressentir une certaine monotonie dans ses activités», explique Laurence Chappuis, pour qui les gens ont désappris cet état qui a pourtant un versant positif: «S’ennuyer, c’est aussi prendre du temps pour se reconnecter et réfléchir à ce que l’on veut vraiment faire, poursuit la psychologue. Un temps dont on se voit souvent privé, «surtout dans notre société où vous avez toujours quelque chose sur le feu, toujours quelque chose dans les mains». L’ennui comme moyen de se recentrer, donc. Voilà qui fait bigrement penser à la méditation! Laurence Chappuis nuance. «Méditer n’est pas s’ennuyer! Ce peut être un moyen de se concentrer et de réfléchir plus profondément à ce qui se passe autour de soi.»

Philosophe et psychologue clinicienne à l’Université de Lausanne, Alexandrine Schniewind reprend. «Il ne faut pas non plus confondre l’ennui avec l’oisiveté, qui est un moment où l’on décide de ne «rien faire». C’est du temps volontairement consacré à se faire du bien.» L’ennui, la philosophe le connaît bien. Elle l’a même mis en perspective chez le philosophe allemand Martin Heidegger pour qui cet état est directement lié au temps. Un exemple? «Imaginez que vous avez raté votre train et que vous êtes obligé d’attendre le suivant, coincé sur un quai de gare. Là, vous vous ennuyez, parce que vous y êtes forcé. L’ennui, ce sont les minutes qui ne passent pas, qui s’étirent à l’infini.» C’est aussi ce qui vous empêche d’occuper agréablement ce temps libre tombé du ciel. Car, pour Alexandrine Schniewind, «l’ennui des adultes n’est pas le même que celui des enfants, que les psys considèrent comme un tremplin vers la créativité».

Un espace de maturation

Psychothérapeute psychanalytique, naturopathe et journaliste française, auteure d’un «Petit éloge de l’ennui» paru en 2013, Odile Chabrillac pense autrement. «Pour l’adulte, le temps d’ennui cache un temps intérieur d’élaboration psychique, d’intégration, de retour sur soi et donc à terme de créativité. Il ne peut pas y avoir de véritable créativité sans espace intérieur, sans tâtonnement, sans inquiétude. D’où l’importance de ne pas chercher à être occupé en permanence.»

Sauf que le temps «intérieur» disponible tend à drastiquement se réduire, chez l’homme contemporain. «Nous sommes devenus les champions de la consommation de passe-temps les plus variés», souligne Alexandrine Schniewind. «Notre vie très active, pour ne pas dire notre vie tout court, est chronométrée. Les agendas surchargés, les connexions multiples, le fait d’être sans cesse branché sur internet et à son téléphone contribuent à rendre de plus en plus rares les plages de temps vides ou dépouillées d’activité. Du coup, l’ennui positif est un objectif plus compliqué à atteindre. Il faut transformer cet espace vide en une parenthèse qui va embrayer sur l’activité suivante. Et là, y parvenir ou pas dépend de l’état d’esprit dans lequel vous vous trouvez.»

Evoquer l’ennui dans le cadre d’une psychothérapie peut aider à en faire ressortir les aspects positifs. «On prend du temps, on éteint son portable, on se plonge dans son vécu et on peut devenir créatif», explique Laurence Chappuis. «Se comprendre soi-même, c’est aussi mieux comprendre son ennui: est-il négatif - et je souhaite alors changer quelque chose? Ou est-il constructif – et je l’accepte comme faisant partie de ma vie?»

Ainsi, il y aurait un bon et un mauvais ennui. Il y aurait celui qui permet à l’individu de se réorganiser dans le chaos du quotidien, et son pendant, sa face obscure, qui met KO celle ou celui qu’il frappe. «Il peut être douloureux, en effet, observe Anne Jeger, psychologue clinicienne à Lausanne. Il peut signifier: «Je m’ennuie, donc je n’existe pas.» «Il devient alors symptomatique de quelque chose de plus grave, rebondit Alexandrine Schniewind, et signale une dépression latente, une solitude, une tristesse, un souci. Chez certains, cet ennui revient régulièrement. Vous avez beau proposer toutes sortes de choses, ces personnes n’arrivent pas à sortir de cet état permanent. Il est là, comme une toile de fond.»

Savoir ne rien faire

Reste les gens qui refusent de s’ennuyer – la plupart d’entre nous, si l’on en croit Pascal. En s’arrangeant pour avoir toujours quelque chose à faire. Comme une manière d’éviter par tous les moyens de se retrouver seul avec soi-même. «Avoir du temps pour explorer ses désirs, ses besoins, ses pensées peut engendrer un peu d’anxiété», confirme Laurence Chappuis. Pour Alexandrine Schniewind, «vouloir vaincre absolument l’ennui n’est pas une fuite de soi. Mais il est clair qu’il faut savoir quoi en faire. Passer un trajet Genève-Zurich à regarder par la fenêtre pour mettre de l’ordre dans ses intérêts, ses envies, sa vie, réclame passablement de ressort intérieur!»

«Etre tout le temps occupé donne surtout le sentiment d’exister», observe par ailleurs Anne Jeger, rejoignant en cela la pensée de Pascal. «L’ennui s’apprivoise doucement. Il est utile, permet de sortir du «faire» pour entrer dans «l’être». Bien s’ennuyer est un acte volontaire. C’est le choisir et non le subir.» Oui, mais comment? «On peut s’allonger sur son sofa en profitant du temps qui passe, écouter passivement sa respiration, s’asseoir sur un banc et contempler le paysage, se balader sans but, accueillir les sons autour de soi… Etre dans l’accueil et la réceptivité plutôt que dans la concentration, qui est déjà une attitude active. Et ainsi vaincre la sensation de vide. Ou, pour reprendre une expression d’origine chinoise, parvenir à ce que «le vide vide» devienne «le vide plein».

«L’ennui? Un espace de jachère, Une respiration du psychisme qui se reprogramme»

Odile Chabrillac, psychothérapeute psychanalytique, naturopathe et journaliste

S’ennuyer, est-ce vraiment ne rien faire, n’avoir aucun intérêt pour rien?
L’ennui est une sorte de mal-être insidieux, d’indifférence à vivre, une petite douleur proche de l’angoisse, une incapacité à ressentir du désir et à se mouvoir avec justesse dans le flux de l’existence. Mais on peut aussi ne rien faire et ne pas s’ennuyer. Pour cela, il faut ne pas subir cette situation de vide, mais l’avoir choisie. L’ennui n’est ni l’oisiveté ni la paresse: il est plus âpre et plus terne, voire moins sensuel que ces deux états.

Certains le décrivent aussi comme un état dépressif latent.
Tout va dépendre de sa durée. S’ennuyer est normal, je pense même plutôt que c’est un facteur de santé, comme une respiration du psychisme qui se reprogramme, comme un espace de jachère. En revanche, s’il s’installe, qu’aucun désir même petit ne finit par émerger, on peut craindre effectivement un début de dépression.

Pensez-vous que, dans notre quotidien suroccupé et surconnecté, nous ne savons plus nous ennuyer? En clair, faut-il réhabiliter l’ennui?
Oui, je pense qu’il faut le réhabiliter. Mais pas le rechercher. Ce qui signifie que l’on ne se programme pas des plages d’ennui dans son agenda, ça ne rimerait à rien! En revanche, on n’essaie plus de le fuir. Au contraire, on ose prendre le temps d’éteindre son smartphone et de regarder le paysage par la fenêtre, on évite de se faire un agenda de ministre, on garde de l’espace et on voit ce qui s’offre à soi. Et si c’est rien, on accueille ce rien et on voit ce qui se passe à l’intérieur…

Les hommes s’ennuient. Les femmes aussi, mais elles semblent culpabiliser davantage.
La pression sociale est encore plus importante pour les femmes, qui doivent assumer un grand nombre de rôles à la fois – et à la perfection si possible. Garder du temps à elles pour se faire du bien est déjà compliqué, alors du temps pour ne rien faire, imaginez… Il est important qu’elles comprennent que c’est un temps de maturation psychique. De même que le printemps ne peut exister sans l’hiver, l’ennui fait partie de notre processus d’évolution et de croissance.

L’ennui, c’est aussi se retrouver seul avec soi pendant un temps plus ou moins long. Pensez-vous que ceux qui luttent contre cet état en ayant (ou en s’inventant) toujours quelque chose à faire fuient ainsi le fait de se retrouver seuls avec leur moi intérieur?
Oui, absolument. Les divertissements pascaliens sont là pour nous aider à fuir notre réalité profonde, d’humain, on va dire solitaire et mortel! Le paradoxe est que plus on fuit, plus on est angoissé. Alors que le jour où l’on ose faire face à notre réalité intérieure, on ressent un grand soulagement: celui d’être, véritablement, sans plus avoir le sentiment de devoir remplir en permanence un puits sans fond.

Elle est l’auteure du «Petit éloge de l’ennui», paru en 2013 aux Editions Jouvence Maxi-pratiques.

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